Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques

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Pour finir l’année 2019 en beauté... Réflexions de Tara Houska sur les paroles des aînés

publiée le 31/12/2019 par CSIA-Nitassinan

Ce qu’écouter signifie à l’heure de la crise climatique.
Le 18 septembre 2019

Tara Houska sur les voix des aînés autochtones.

Les doigts de Koko parcourent les feuilles de tabac que je lui tends, en quête d’une réponse. Le soleil de l’après-midi fait apparaître des lignes sur ses joues. Je l’ai interrogée sur ginew, l’aigle royal qui vole entre le monde des vivants et le monde des esprits au-delà du voile.

En réponse, elle parle d’abord du riz sauvage, la plante sacrée intrinsèque à notre identité en tant que peuple anishinaabe. Nous venons de récolter le riz dans des canoës, en prenant soin de battre les grains comme nous le faisons depuis des millénaires. Trente livres de riz brut se tiennent à quelques mètres de nous, dans l’attente du travail à venir.

« Les changements sont plus rapides », dit-elle. « Les vers mangent le riz avant qu’il ne soit prêt à être récolté. Il y a beaucoup de changements dans la forêt, trop nombreux pour les suivre. Trop peu de monde écoute. Peut-être qu’ils ont oublié comment faire ».

J’ai appris à analyser soigneusement les paroles des aînés, en suivant depuis des années les méthodes traditionnelles, à prendre le temps de révéler la sagesse qui se cache derrière chaque mot. Les mots ne sont pas des sons vides, que l’on peut sacrifier ou manipuler, dans les cultures autochtones. Pendant plus d’un an, j’ai songé aux paroles de Koko, à ce que signifie oublier d’entendre la Terre qui nous entoure. Qu’arrive-t-il à un être vivant lorsqu’il ne se souvient plus comment communiquer avec sa mère ? Quelle est l’histoire et qui en est le conteur ?

Les histoires émeuvent les corps, les esprits et les corps. Leur contenu et leur orateur sont inhérents à l’idée partagée. Ça semble simple, vraiment. Pourtant, à l’échelle mondiale et locale, les voix qui sembleraient les plus critiques à entendre font largement défaut.

Le changement climatique ravage notre monde commun, mais les voix qui s’élèvent ne sont pas celles des réfugiés climatiques ou des défenseurs de la terre en première ligne. Nous n’entendons que rarement les voix des peuples autochtones, ceux qui détiennent 80% de la biodiversité qui subsiste dans le monde.

https://www.nationalgeographic.com/environment/2018/11/can-indigenous-land-stewardship-protect-biodiversity-/

Mon peuple est le gardien du sacré – des derniers beaux endroits, des riches écosystèmes et de la terre saine qui reste.

Mon peuple est le gardien du sacré – des derniers beaux endroits, des riches écosystèmes et de la terre saine qui reste. Le fait que 80% de la biodiversité subsiste dans le monde n’est pas le fruit du hasard. Lorsque les systèmes de valeurs traditionnels sont imbriqués dans le monde vivant, l’intendance, la durabilité, les droits de la nature et ceux à venir ne sont que des modes de vie. Certes, la colonisation a fait de son mieux pour effacer ces valeurs de notre existence, mais beaucoup d’entre nous s’y accrochent, ou les revitalisent et les défendent.

Mais c’est ce que nous faisons dans un environnement globalisé où le capitalisme extrême extrait la force de travail et les ressources des masses au profit d’une minorité. Ce schéma se poursuit dans le monde du mouvement pour le climat, où quelques organisations et leaders d’opinions monopolisent l’espace alors que des communautés non-entendues, de couleur ou pauvres en capital, subissent les conséquences réelles d’une catastrophe climatique qui prend la forme d’une attaque quotidienne et disparate, pour être parfois amenées à la dernière minute sur un plateau télé ou pour siéger à un conseil d’administration à un poste qui n’a que peu de poids.

Je ne suis supposément pas surprise de voir vers qui la société occidentalisée se tourne pour gouverner et trouver des solutions en cette période. Cela reflète les principaux systèmes de gouvernance que les sociétés colonisées ont établi.

Pendant ce temps, les lignes de front de la résistance se sont rassemblées en un fonds de caution pour le dernier protecteur de l’eau emprisonné en essayant d’empêcher un bulldozer de détruire un lieu sacré, tandis qu’une autre association largement eurocentrée surgit pour faire face à un gouvernement eurocentrique avec des manifestations, des sit-in et un budget conséquent.

Une matriarche anonyme parle de connexion et d’intendance, alors qu’une foule essuie momentanément des larmes romantiques et poste son discours sur les réseaux sociaux avec un lien vers les dernières statistiques climatiques. Ses paroles vous touchent le cœur, mais ne donnent pas de solution prête-à-consommer. Pour mettre ses mots en pratique, il serait d’abord nécessaire que l’esprit de l’auditeur leur donne de la crédibilité et une considération de fond. Les statistiques détiennent les réponses dont nous avons besoin. C’est du moins ce qu’on nous enseigne.

Les valeurs occidentales nous disent de regarder vers le haut, jamais vers le bas ou sur le côté. On nous apprend à chercher une réponse facile, ou un bouc-émissaire facile. Ce n’est pas nous, il faut arrêter le méchant Bolsonaro, ou pousser des membres du Congrès à trouver une solution. Pour arrêter ce qu’il y a de mauvais, nous devons trouver la source du soi-disant pouvoir. Nous devons croire qu’une personne est plus puissante qu’une autre, qu’une poignée de personnes peut faire ou détruire l’humanité.

Prendre le temps de se connecter profondément et irrévocablement à la terre peut prendre toute une vie.

Mais le pouvoir est dans la terre. La terre résistera, avec ou sans nous. La source de pouvoir critique à ce problème climatique né des mains de l’homme est le peuple.

Organiser une communauté est une tâche difficile. S’éduquer et écouter est un effort qui change une vie, et est souvent empreint de traumatismes, tant pour celui qui apprend que pour celui qui enseigne. Prendre le temps de se connecter profondément et irrévocablement à la terre peut prendre toute une vie, mais la plupart d’entre nous a besoin de le faire et beaucoup plus rapidement. Regarder une personne, la regarder vraiment comme un être humain sans auto-projection ni arrière-pensée, exige une guérison et une responsabilité personnelles.

Le développement de la responsabilisation personnelle est souvent la tâche la plus difficile à accomplir – réduire son empreinte carbone est une chose, mais en finir avec les privilèges, les préjugés, l’égo, la douleur et l’intérêt privé en est une autre.

Nous vivons à une époque où la planète brûle littéralement autour de nous, où les glaciers fondent rapidement et Mère Nature nous gifle désastre après désastre. En quoi est-ce logique de continuer ensuite à utiliser les mêmes modèles qui nous ont amenés ici pour gagner maintenant le combat de nos vies ? Que les histoires et les solutions de ceux qui se trouvent en première ligne de la plus grande menace qui pèse sur l’humanité soient totalement absentes, ou racontées par quelqu’un d’autres, semble plus que mauvais, c’est destructeur.

L’authenticité est une chose. L’efficacité en est une autre. Les voix sont là, si nous écoutons. La voix oubliée de notre mère, et notre survie partagée, attendent dans les ailes.

https://lithub.com/author/tarahouska/

Tara Houska est ojibwe, membre de la nation Couchiching, elle est avocate tribale, fondatrice du collectif en première ligne Ginew, et ancienne conseillère autochtone de Bernie Sanders. Elle vit dans un camp de résistance dans le nord du Minnesota, où elle milite pour les droits autochtones et pour la protection de l’environnement.

Source : https://lithub.com/what-listening-means-in-a-time-of-climate-crisis/

Traduction : Aurélie Journée-Duez (CSIA-Nitassinan)