Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques

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A l’occasion du voyage en Guyane du Président de la République du 21 et 22 janvier 2012

publiée le 01/03/2012 par CSIA-Nitassinan

Gérard Collomb, anthropologue au CNRS (IIAC-LAIOS), revient sur la récente visite de Nicolas Sarkozy en Guyane et analyse les enjeux et le contexte dans lequel s’inscrit aujourd’hui le vécu amérindien en Guyane.

La visite que le Président de la République a effectuée en Guyane les 21 et 22 janvier derniers (comme celle de François Hollande, une semaine auparavant) s’inscrit sans surprise dans un volet « outre-mer » des stratégies précédant la prochaine échéance électorale.

Cette visite, dont un temps fort a été une excursion en « pays indien » dans les village wayana de Twenke et de Taluen, avait suscité de la part des populations amérindiennes quelques attentes en regard des problèmes qu’elles rencontrent, de manière récurrente, depuis plusieurs années ou depuis plusieurs décennies. On voudrait, rapidement, évoquer à cette occasion quelques-unes des questions (parmi tant d’autres) qui se profilaient, en arrière-plan de ce déplacement, en rappelant le contexte dans lequel s’inscrit aujourd’hui le vécu amérindien en Guyane, dans les villages du littoral et plus encore dans les villages de l’intérieur. A cette occasion Alexis Tiouka a remis aux deux candidats à la future élection un mémento sur la « situation et les droits des peuples autochtones de Guyane ».

L’orpaillage

Pour les villageois Teko, Wayana, Apalai du haut Maroni que visitait Nicolas Sarkozy, la question la plus sensible reste celle de la persistance de l’orpaillage clandestin, conduit dans les forêts du sud de la Guyane par des milliers – voire des dizaines de milliers - de garimpeiros venus pour beaucoup des régions les plus pauvres du Brésil. Cette activité pèse depuis longtemps sur les populations amérindiennes du sud de la Guyane, occasionnant une forte augmentation de la turbidité des rivières, et une pollution par le mercure dont la concentration par la chaîne alimentaire a de graves conséquences sanitaires pour les Amérindiens, grands consommateurs de poissons. Depuis quelques années, les chantiers d’orpaillage se sont rapprochés des villages ou des zones d’activité traditionnelles, avec comme conséquence une augmentation de la pollution des rivières, l’appauvrissement des ressources de chasse – dévastées par les chasseurs professionnels pour l’approvisionnement des villages de garimpeiros - et une insécurité au quotidien pour les villageois, qui avait conduit en 2007 puis à nouveau en 2010 à des affrontements armés entre Wayana et garimpeiros.

L’Etat a tenté depuis plusieurs années de s’opposer à cette présence des garimpeiros, notamment en développant un dispositif policier et militaire (ce que l’on appelle le « dispositif Harpie ») destiné à réprimer l’orpaillage clandestin. Mais les opérations conduites ces dernières années ont surtout fait apparaître l’ampleur du problème, et la difficulté pour l’Etat d’y faire face avec les moyens somme toute limités qui sont investis sur le terrain. Quelques opérations coup de poing spectaculaires, un difficile contrôle de l’accès fluvial vers les forêts de l’intérieur de la Guyane – rapidement déjoué par les orpailleurs – montrent les limites de ces actions qui ne peuvent, dans le meilleur des cas, que stabiliser pour un temps la situation : l’Etat semble avoir trop longtemps tardé à prendre toute la mesure de l’activité de l’orpaillage clandestin, qu’il a longtemps laissé se développer par manque d’action, et il semble se trouver aujourd’hui quelque peu démuni face à la détermination et à l’astuce des garimpeiros poussés dans ces forêts par la nécessité.

Plus que d’une simple action policière conduite sur le territoire de la Guyane française, il est admis désormais que la question relève avant tout d’une meilleure coordination avec les politiques conduites dans les pays voisins – Suriname, Etat de l’Amapa au Brésil, d’où viennent les garimpeiros. Une coordination qui semble timidement s’organiser depuis peu mais dont les résultats éventuels ne seront pas sans doute observables sur le terrain avant plusieurs années.

La question de la « terre »

Les problèmes nés d’une concurrence sur les usages du sol, et la revendication d’un droit à se voir attribuer des terres communautaires, restent au centre des revendications autochtones en Guyane. L’Etat avait bien accepté en 1987 un aménagement à la loi commune en reconnaissant aux Amérindiens la possibilité de se voir attribuer des « zones de droit d’usage collectif » sur les espaces qu’ils occupent et dans lesquels ils exercent leurs activités. Mais au fil des années il s’est avéré que cette disposition, temporaire et révocable par l’autorité, n’apportait aucune véritable reconnaissance juridique. Plus de vingt années après, peu de demandes d’attribution de zones de droits d’usage ont pu aboutir, et celles qui avaient reçu satisfaction se trouvent parfois contestées dans les faits : longtemps considérées comme des espaces sans grande valeur, les terres sur lesquelles vivent les Amérindiens dans les zones littorales urbanisées sont désormais investies par d’autres logiques économiques, sociales ou institutionnelles, portées par d’autres composantes de la population guyanaise. La revendication amérindienne sur la terre, qui était depuis vingt ans au cœur des rapports que les communautés indigènes entretiennent avec l’Etat, semble donc aujourd’hui dans une sorte d’impasse,l’Etat ne souhaitant pas trancher en faveur des Amérindiens contre d’autres groupes politiquement plus forts dans l’espace régional.

Si cette question s’est posée avec force pour les villages établis sur le littoral, qui se trouvent pour la plupart à proximité de bourgs ou de petites villes en expansion, la menace d’une perte des territoires traditionnels a longtemps semblé lointaine dans l’intérieur, où les villageois ont encore parfois le sentiment de disposer de suffisamment d’espace pour la chasse et pour le déplacement des abattis (1). Mais cette vision est remise en question devant les pressions qui s’exercent désormais sur ces populations à travers, notamment, le développement de l’orpaillage (légal et illégal), dont les conséquences sanitaires et sociales sont d’autant plus dramatiques que la sédentarisation des familles amérindiennes empêche désormais la mise en œuvre des stratégies traditionnelles de déplacement des villages.

Dans les villages

Sur le terrain les administrations s’efforcent certes d’apporter des réponses techniques aux besoins des populations, mais les différents services de l’Etat ou des collectivités locales ne sont généralement pas dotés des moyens ou des compétences qui permettraient de prendre en charge d’une manière efficace des situations culturellement spécifiques et bien éloignées des réalités de la Guyane du littoral, une prise en charge qui s’accompagne bien souvent aussi d’importants surcoûts imposés par l’éloignement et l’environnement de la forêt. C’est de ces difficultés, qui créent parfois des situations ubuesques ou dramatiques pour les villageois, dont témoigne par exemple la note rédigée à l’occasion de la visite présidentielle par un collectif de soignants en poste dans les différents villages (amérindiens et businenge) sur le haut Maroni.

Dans le même temps, la présence d’une nouvelle institution a progressivement transformé la gestion de l’espace de la forêt du sud, qui est longtemps resté très éloigné des préoccupations administratives de l’Etat ou des collectivités locales. Créé en 2007, le Parc amazonien de Guyane est ainsi devenu un interlocuteur majeur des populations amérindiennes du sud, exerçant un contrôle sur les espaces naturels mais intervenant aussi dans les villages sur des questions qui dépassent largement les domaines classiques de compétence d’un parc national. Etabli sur un territoire peuplé notamment de populations amérindiennes et businenge (2), le parc amazonien a en effet réalisé un maillage du territoire par des agents qui sont amenés à porter des projets dans des domaines aussi contrastés que l’organisation de l’agriculture et de l’artisanat, le « développement d’un tourisme durable » ou la « valorisation des cultures locales », selon des logiques et des systèmes de représentations qui se trouvent parfois en décalage avec les attentes locales.
Ces réponses « techniques » apportées aux difficultés que vivent les villageois par les services de l’Etat et des collectivités locales ou à travers l’action du Parc amazonien illustrent la difficulté pour ces acteurs de traiter la question au fond, faute parfois d’accepter d’y consacrer les moyens nécessaires (dont il faut reconnaître qu’ils seraient dans certains cas considérables) mais aussi faute d’accepter de prendre en compte la spécificité culturelle et sociale des populations amérindiennes (3). (Voir le document récapitulatif des textes ratifiés par la France par A. Tiouka, 18/01/2012)

« Français » ?

C’est dans ce contexte que, dans la semaine précédant le voyage présidentiel, la députée de la Guyane Chantal Berthelot interrogeait à l’Assemblée nationale la Ministre chargée de l’Outre-mer : « Au-delà de l’aspect médiatique et symbolique de la visite du Président-candidat à Twenké et à Taluhen, quelle est la position du Gouvernement sur la reconnaissance des peuples autochtones de Guyane afin de favoriser leur bien-être et leur épanouissement ? »

La réponse de la Ministre pointait, avec une franchise sans doute involontaire, la contradiction dans laquelle l’Etat semble aujourd’hui enfermé : « Il est vrai que se pose la question de la prise en compte des spécificités des populations autochtones. Vous savez que ces populations sont régies par la même constitution et par les mêmes lois que les autres et que nous sommes, à ce titre, dans l’incapacité de ratifier les accords de l’ONU relatifs aux droits autochtones […].S’il y a aujourd’hui des évolutions, ajoutait la Ministre, sachez que nous ne ferons rien sans l’avis du Conseil consultatif des populations amérindiennes et bushinenge car c’est ce Gouvernement qui a officiellement installé ce conseil en juin 2010. » (Voir sur ce sujet le document présentantl’intervention du représentant de la France-Assemblée Générale, Déclaration des Droits de Peuples Autochtones-13/9/2007)

Mais l’allusion aux prérogatives de ce Conseil n’était sans doute pas l’argument le plus convaincant pour répliquer à la question de la députée. Le fonctionnement du Conseil Consultatif des Populations Amérindiennes et Bushinenge, pensé en 2009 un peu comme une sorte d’équivalent local du Sénat coutumier néo-calédonien, apparaît en effet comme une assez bonne illustration de l’incohérence de la position de l’Etat dès lors qu’il est question de ces populations. Deux avis très explicitement défavorables ont ainsi été rendus au début de l’année 2011 par le Conseil, l’un à propos de la mise en place de quota individuels de chasse dans l’emprise du Parc, l’autre sur le Schéma départemental d’orientation minière élaboré pour la Guyane par les services de l’Etat. Quelques mois plus tard, un arrêté de la Préfecture de la Guyane mettait en place ces quotas de chasse, et au début de cette année le Journal officiel publiait la version définitive du SDOM…

Et si l’on relit les attendus des avis que formulait le Conseil, on constate que c’est moins le contenu précis des mesures proposées qui était contesté ou rejeté, que les modalités selon lesquelles le débat avait été conduit, et les décisions prises puis imposées aux populations concernées (Avis N°1 et Avis N°2 du 11 janvier 2011). Dans les deux cas, en effet, le Conseil motivait sa position en insistant avant tout sur la nécessité d’inscrire dès le départ ces processus de prise de décision dans un espace de réflexion et de concertation faisant droit aux communautés et aux institutions coutumières, et demandait que ces communautés et leurs représentants soient reconnus comme des acteurs légitimes de la gestion des territoires sur lesquelles les populations amérindiennes et businenge étaient historiquement établies.

Depuis plusieurs décennies, depuis qu’une nouvelle génération amérindienne avait décidé de prendre sa place et de prendre la parole dans l’espace politique local et national en 1984 (4), le problème reste entier. Marginalisés et malmenés tout au long de l’histoire coloniale, ils n’ont longtemps eu comme destin que de disparaître, physiquement ou culturellement. Aujourd’hui, ces peuples sont toujours là, mais, à nouveau, ne leur proposerait-on que ce choix : revêtir encore et toujours les habits du “ sauvage ” ou du “ primitif ” dont l’Occident colonial les a affublés, mais dont ils ne veulent plus, ou accepter de s’évanouir comme peuples, et voir disparaître leurs cultures, dès lors reléguée au Musée ?

Les Amérindiens se sont épuisés à essayer de se voir reconnaître cette spécificité que l’Etat ne veut, et au fond ne semble pas pouvoir leur accorder, en l’état de la position de la France relative aux populations autochtones. La « question amérindienne » en Guyane s’est cristallisée autour d’une contradiction que l’on pourrait énoncer dans ces termes : que faire de ces Français que la République prétend considérer à l’égal des autres Français, mais que l’Etat, qui n’en peut mais, ne peut traiter comme les autres Français ?

Ce sont « des Français qui habitent dans la forêt » comme le relevait le Président Sarkozy sous le carbet communautaire de Taluen, des Français auxquels le chef de l’Etat a promis qu’il serait réservé un traitement particulier, dérogatoire, pour financer des équipements dont l’absence dans les villages devient aujourd’hui insupportable pour les habitants : « toutes les saisies d’or que feront les gendarmes et les militaires, nous les réinvestirons pour créer des équipements d’électricité, pour l’eau potable, pour toutes les infrastructures dont vous avez besoin… ».

Les habitants de Taluen verront donc peut-être paradoxalement l’alimentation en eau potable de leur village assurée grâce à la présence des orpailleurs qui empoisonnent leurs rivières (5). Mais ils n’auront pas entendu, cette fois-ci encore, l’annonce de la reconnaissance d’un statut qui ferait droit, comme le rappelait le Président, à « une culture et une identité qui viennent de loin ». Et s’ils sont quelque peu délaissés entre deux visites officielles, la venue présidentielle en 2012 aura tout de même eu à leurs yeux des conséquences positives : ils ont vu s’achever, en toute urgence, les travaux d’aménagement du petit poste de santé attendu depuis longtemps dans le village, dont l’ouverture leur avait été annoncé lors de la visite de la Ministre de la santé en 2008.

Merci au site www.blada.com pour la mise à disposition sur internet de nombreuses informations et documents, dont plusieurs sont reproduits ici.

- L’auteur de cet article, Gérard Collomb, anthropologue au CNRS (IIAC-LAIOS) a récemment publié un article intitulé « Patrimoines Amérindiens. Entre ‘préserver’ et ‘donner à voir’ », dans l’ouvrage collectif dirigé par Serge Mam Lam Fouck et Isabelle Hidair, La question du patrimoine en Guyane, paru aux éditions Ibis Rouge. Lire la présentation ici

NOTES

(1) Sur le littoral, les Kali’na, les Palikur et les Lokono ont été directement confrontés à la concurrence d’autres populations (Créoles et Businenge surtout) et à celle des institutions de l’Etat, sur leurs zones.

(2) Mais aussi créoles, et aujourd’hui très largement brésiliennes…

(3) La question vaut tout autant, dans un environnement culturel et social différent, pour les populations businenge (Aluku) qui sont confrontées à des difficultés du même ordre.

(4) « Nous voulons obtenir la reconnaissance de nos droits aborigènes, c’est-à-dire la reconnaissance de nos droits territoriaux, de notre droit à demeurer Amérindiens, et à développer nos institutions et notre culture propres… » (Félix Tiouka, « Adresse au gouvernement et au peuple français », Ethnies, juin-septembre 1985).

(5) Toutefois, la très faible quantité d’or saisi par les forces de l’ordre, en regard des quantités produites estimées, laisse en la matière peu de véritable espoir aux amérindiens…

Sources : http://www.sogip.ehess.fr/spip.php?article378