Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques

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[Guerrero] Peuple tlapanèque - LES GARDIENS DE LA MONTAGNE CONTRE LES COMPAGNIES MINIÈRES (Seconde partie)

publiée le 05/05/2012 par CSIA-Nitassinan

La disparition du mont Bermejal

L’après-midi est brûlante dans la plus grande mine d’or du Mexique, la
Filos/Bermejal, limitrophe de Carrizarillo, en pleine jungle sèche, à six
heures de voiture au nord-ouest de la région haute de La Montaña. Des
dizaines de camions géants de la compagnie canadienne Goldcorp
transportent en file indienne des tonnes de pierres dynamitées du cerro
Bermejal. Enfin, de ce qu’il en reste : une gigantesque vasque à
l’intérieur échelonné, car on exploite le mont par tranches
longitudinales. Le dirigeant le plus emblématique dans la lutte contre les
compagnies minières au Guerrero, du nom de Valeriano Celso Solís, regarde
de loin l’horizon altéré de son village. Il sait à quoi s’en tenir sur les
conséquences de l’exploitation minière à ciel ouvert et, grâce aux
militants de Tlachinollan, il s’est déplacé l’année dernière vers la forêt
de nuages et a pu échanger avec les gardiens de la montagne. Cheveux noirs
de jais, petite taille et bedaine prononcée, il fouille dans ses souvenirs
 : le Bermejal était le point culminant de ce paysage agreste, on l’a
appelé ainsi à cause du ton rouge vermeil de sa terre, et à son sommet,
couronné par des chênes verts, le bétail et les animaux sauvages se
reposaient à l’ombre. Le mont n’existe plus. Les cerfs, les ratons
laveurs, les chachalacas [1] et les colombes ont fui.

Sa main signale la file de camions qui passent sans interruption. Ils
montent. Ils descendent. Un, un autre, et encore un autre. En trois huit.
De jour comme de nuit. Goldcorp ne perd pas de temps : elle doit traiter
quatre tonnes pour obtenir un gramme d’or. Pour fondre une pièce comme
celles du centenaire de la Révolution, elle devra remuer 200 tonnes de
mont. Les camions descendent, pressés, vers la vallée où la famille Solís
cultivait du maïs. Maintenant, ce sont ce qu’on appelle les cours de
lixiviation : sur une étendue où tiendraient trois terrains de football et
qui présente une légère pente, les restes caillouteux d’El Bermejal sont
éparpillés en couches superposées. Ils sont arrosés en permanence avec une
solution d’eau et de cyanure qui dissout l’or, le minerai s’écoule sur la
pente, et il est transféré par des canalisations à des bacs d’eau où il
est séparé du cyanure. Ensuite, il est fondu. Au fur et à mesure que le
mont Bermejal diminue en hauteur, on voit émerger dans ces cours un mont
de matériau déjà traité. À côté des cours on voit quelques champs de maïs
cendreux et flétris, que quelque paysan s’est aventuré à semer. Comme il
n’y a plus personne pour prendre soin des pâturages, l’élevage aussi est
passé à l’histoire. Les agaves de ce village producteur de mezcal ont
cessé de naître. Et Goldcorp a clôturé l’unique zone dans laquelle
quelques agaves ont mûri sur les collines. "Il n’y a plus de vie, c’est
devenu une vallée de poison", se lamente Solís à cause de cette mine qui a
commencé ses travaux d’extraction en 2007.

Goldcorp est la première compagnie minière à avoir introduit
l’exploitation à ciel ouvert au Guerrero. Elle possède le toucher de Midas
[2] : c’est la compagnie minière la plus grande d’Amérique et la seconde
au monde. De 2010 à 2011, elle a augmenté de 43 % ses bénéfices
internationaux, en partie parce que les métaux ont grimpé de 750 % au
cours de la dernière décennie, et en partie à cause de son procédé
agressif d’extraction dans ses dix mines, certaines situées au Guatemala,
au Chili et en Argentine. Elle tire 40 % de son extraction d’or du
Mexique, de deux mines limitrophes : El Bermejal, à Carrizalillo, et
Filos, à Mezcala, ainsi que d’une autre dans l’État de Zacatecas et d’une
autre encore dans celui de Chihuahua. En 2011, la compagnie a augmenté de
30 % ses rentrées totales au Mexique, elle a produit deux millions et demi
d’onces d’or ; 55 % servent pour la joaillerie mondiale, de 15 à 20 % sont
utilisés pour fondre des lingots et le reste pour garantir les
investissements.

Et pendant ce temps, combien a gagné Solís ? Au début, ce lutteur social
et chacun des membres de l’ejido ont reçu 1 200 pesos par an comme rente
sur chaque hectare. Gamboa, le militant de Tlachinollan, explique que s’il
est vrai que l’opération s’est faite pour la rente de la terre, parce que
le gouvernement ne peut pas vendre la terre des ejidos, l’entreprise a
fait croire à la communauté qu’elle avait l’autorisation fédérale pour
l’acheter et payer par versements annuels. La compagnie, avec la
bénédiction gouvernementale, s’est pratiquement emparée de 95 % des 1 400
hectares de superficie de l’ejido : elle a construit des chemins, des
cours de lixiviation, et en outre elle a clos des aires où elle a
construit ses installations, laboratoires, bureaux, logements pour ses
travailleurs extérieurs et ses cadres.

Le village, raconte le dirigeant, s’est retrouvé du jour au lendemain sans
terre, sans possibilité de revenus, et les membres de l’ejido n’étaient
pas embauchés à la mine. Le désespoir est apparu. Les membres de l’ejido
se sont organisés pour exiger de meilleurs bénéfices, mais Goldcorp ne les
a pas écoutés. Le 2 février 2007, ils ont bloqué les travaux de la mine
pour quatre-vingt-quatre jours. Pour toute réponse, ils ont été menacés,
la police de l’État les a réprimés. Le centre Tlachinollan a conseillé
juridiquement l’ejido, et en analysant ses pertes de production, il a
obtenu un succès qui fait date sur le plan national : le paiement le plus
élevé qu’une compagnie minière verse pour la rente d’un hectare à une
communauté ; 14 000 pesos en 2008, qui sont montés à 32 000 pesos en onces
d’or en 2009. En somme, Goldcorp doit payer neuf millions de dollars par
an à 252 familles de l’ejido. Gamboa dit que, de toute façon, la somme
révèle une "iniquité énorme", car l’entreprise a obtenu en 2010 des
rentrées de 371 millions de dollars, et s’il est vrai que ses coûts de
production ont été de 121 millions de dollars, son bénéfice net est monté
à 250 millions.

À présent, le dirigeant et son épouse reçoivent 500 000 pesos par an,
autour de 40 000 pesos par mois. L’argent obtenu par les 252 familles de
la communauté se reflète dans les maisons rénovées et quelques
camionnettes de modèles récents. Par contraste, les rues du village sont
en très mauvais état, il n’y a pas d’infrastructure convenable d’égouts ni
d’eau potable, et l’unique ouvrage visible donné par l’entreprise est un
petit poste de santé avec deux pièces. Solís pense que si auparavant ils
vivaient dans la misère et étaient obligés de migrer, ils possédaient une
cohésion communautaire qui à présent se déchire à la recherche du bénéfice
individuel, en particulier chez les jeunes. Trois de ses fils travaillent
dans l’entreprise comme chauffeurs. Un autre n’a pas réussi à être
embauché et il est au chômage, comme bien d’autres jeunes.

La critique la plus centrale contre Goldcorp concerne l’usage de produits
toxiques. Le militant Gamboa dit que si la compagnie utilise une matière
plastique qui empêche le cyanure de s’infiltrer vers les nappes
phréatiques, sa consommation d’eau démesurée assèche les cours d’eau de la
zone et, en plus, 30 % de l’eau cyanurée des cours de lixiviation
s’évapore et se disperse. Le combattant agraire rapporte qu’en période de
sécheresse il y a des nuages de poussière dans la région et qu’à cause de
cela il y a des habitants qui souffrent de maux de tête, de vomissements
et de problèmes de bronches. Il mentionne même le cas d’une travailleuse
qui est morte par empoisonnement, mais dont la famille n’a pas voulu
réclamer quoi que ce soit. Il pense que le seul espoir d’avenir pour ses
petits-enfants est de quitter Carrizalillo : "Tout est perdu, nous sommes
propriétaires des terres, qui sont l’héritage que nous pouvions laisser à
nos enfants, et elles sont détruites. Quand la mine s’en ira, qui va
vouloir semer ? Personne, c’est rien que du cyanure."

Adalberto Terrazas et Federico Villaseñor, cadres de Goldcorp Mexique,
dans une interview depuis leurs bureaux de Lomas de Chapultepec, dans la
ville de Mexico, rejettent chacune des accusations contre la compagnie.
Ils disent que le paiement de 1 200 pesos de rente annuelle par hectare a
été "le prix juste" à ce moment-là, parce que le prix de l’or était à la
baisse. Ils expliquent que s’il est vrai qu’ils ont des profits
millionnaires, leur investissement en exploration et en extraction est
aussi gigantesque, car Carrizalillo ne représente que 10 % de l’extension
territoriale qu’ils ont en concession dans la région, qui est de 6 150
hectares. À leur avis, Goldcorp a amélioré la qualité de vie à
Carrizalillo : "À présent, ils ont des routes, des maisons à étage, des
rues pavées, une infrastructure dont ils n’avaient jamais rêvé", dit
Villaseñor.

Ils nient endommager l’environnement. Et qu’une travailleuse soit morte
d’empoisonnement. À Carrizalillo, les cerfs, les ratons laveurs, les
chachalacas et les colombes sont partis, dit Villaseñor, parce que "là où
il y a progrès et civilisation, évidemment, les animaux se retirent". À
propos de l’eau, il dit que sa concession est prévue pour consommer 4
millions de mètres cubes par an (provenant du río Balsas). Il note que
dans son processus pour laver l’or du cyanure, ils ont un circuit fermé
qui recycle l’eau en permanence sans la rejeter, et que si 27 % de cette
eau s’évapore, elle est libre de toxique et ne pollue pas.

Les chefs d’entreprise font savoir que Goldcorp n’a pas fixé d’année de
départ de Carrizalillo, mais que d’après les prévisions ce pourrait être
pour 2026. Ils disent qu’ils ont un programme de restauration de
l’environnement : à Mezcala, ils disposent d’une pépinière où ils
cultivent 350 000 arbres, et ils ont conservé deux millions de mètres
cubes de sol végétal du Bermejal. Terrazas dit qu’en s’en allant ils
laisseront l’endroit presque comme il était avant : "Nous l’avons
excellemment planifié." Quand il n’y aura plus d’or à extraire de tout
l’ejido, le mont de cailloux dans les cours de lixiviation entrera dans un
long processus, pour un nombre d’années indéterminé. Ce mont de déchets
toxiques sera arrosé avec de l’eau propre, encore et encore, pour éliminer
jusqu’à la dernière goutte de cyanure. Il sera recouvert du sol végétal du
Bermejal et dessus seront semées des espèces endémiques du lieu. Il naîtra
un nouveau cerro Bermejal.

Le cerro Borracho a peur

Dans la forêt de nuages de la haute Montaña, il y a des bassins
hydrologiques énormes. Viennent y boire des ratons laveurs, des tatous,
des coyotes et des espèces en danger d’extinction comme le cerf à queue
blanche et le jaguar. L’un de ses fleuves, le Camotetenco, descend de la
montagne et se jette dans la mer. Son large lit glisse par une vallée
rocheuse et à un endroit il s’unit à un autre cours d’eau. Les deux
fleuves servent de limite entre les noyaux agraires d’Iliatenco, Paraje
Montero et Zitlaltepec, juste là où ils bordent le cerro Borracho. Ce mont
en forme de cône est ainsi nommé parce que celui qui y grimpe a la tête
qui tourne, il perd le sens de l’orientation. Il est "como borracho, comme
saoul".

Tout cela, c’est García qui me le raconte, le dirigeant du commissariat
aux biens communaux d’Iliatenco. Ce Tlapanèque de courte stature et de
complexion vigoureuse nous emmène aux installations abandonnées de la mine
San Javier, limitrophe du cerro Borracho. Si Iliatenco ne fait pas partie
du réseau des gardiens de la montagne, la défense aguerrie de la forêt de
la part de García a fait qu’il ait été nommé dans une assemblée président
régional pour la défense du territoire : "Non aux entreprises minières".
Avec l’esprit martial qui le caractérise, l’indigène est à la tête de la
petite expédition formée par une brigade d’hommes à lui, des gardiens de
la montagne, et nous. García impose le rythme et les itinéraires. "Mes
gens ont des pieds de cerf", prévient-il. Et d’un pied de cerf, ils
traversent les cours d’eau en sautant de pierre en pierre, ils montent et
descendent des versants escarpés. Nous, d’un pas de citadin écervelé, nous
glissons dans la rivière et dérapons sur les pentes. "Ce que vous êtes
lents !" nous dit-il constamment.

À un endroit du río Camotetenco, il reste des vestiges du fonctionnement
de la mine San Javier : de la tuyauterie rouillée et la trace de coulées
corrosives sur le terrain. Dans ses installations, il y a de vieilles
machines, quelques construction et, sur un mont proche, un tunnel inachevé
de 30 ou 40 mètres de profondeur. Maintenant, c’est la maison d’une
colonie de chauves-souris. Camsim veut réactiver la mine et exploiter une
veine de minerais dans le cerro Borracho. García pense que le gouvernement
fédéral a donné en concession son territoire aux compagnies minières parce
que historiquement il porte atteinte aux droits indigènes : "Mais il se
trouve qu’aujourd’hui nous sommes plus éveillés, plus mûrs, avec le savoir
qu’on ne peut plus nous piétiner comme avant."

Le centre Tlachinollan a déjà déployé une stratégie qui vise l’annulation
des concessions minières dans La Montaña et la Costa Chica. Mais il
reconnaît qu’il n’a pas beaucoup d’armes pour le faire, vu la
dévalorisation de la terre communautaire. Le militant Gamboa en rend
responsable le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari : il a réformé
l’article 27 de la Constitution, ce qui a rendu possible la spoliation de
la terre des ejidos et des communautés, et avec l’approbation du traité de
libre commerce (TLC, en français Alena), il a facilité le pillage des
minerais des territoires. Légalement, les communautés ne peuvent les
défendre, seulement la terre qu’ils foulent, car le gouvernement fédéral
est maître des richesses du sous-sol. "Notre bataille se livre alors pour
le mètre de terre que les compagnies doivent piétiner", dit-il.

Tlachinollan préconise que les communautés s’abritent derrière la Loi
agraire et fassent certifier leurs terres au Registre agraire national
(RAN) pour avoir une certitude juridique. Seize des vingt-cinq communautés
qui seraient affectées par les cinq projets miniers l’ont déjà fait, et le
reste est en passe de le faire. Dans une deuxième phase, elles auraient
recours à la nouvelle loi d’amparo (protection) qui permet à des
collectivités de se garantir contre des actes ou omissions d’autorités qui
les affectent. "Une fois que la compagnie minière est entrée, il est
pratiquement impossible de la faire sortir, dit Alejandro Ramos,
conseiller juridique du centre Tlachinollan, alors la stratégie, c’est
qu’elle n’entre pas ; si elle le fait, nous sommes pour ainsi dire
perdus."

Le gouvernement du Guerrero joue les médiateurs entre les gardiens de la
montagne et les compagnies minières au travers de Leonel Lozano, le
conseiller environnement du gouvernement de l’État. Celui-ci nous reçoit
sur rendez-vous. L’agronome reconnaît qu’il n’existe pas de politique de
développement minier qui protège les communautés, et il impulse un accord
de bonne volonté dans lequel on obligerait les entreprises à appliquer un
système de royalties, le financement de programmes sociaux, la garantie
des bénéfices locaux une fois les compagnies parties, la prévention de
l’impact environnemental et l’impulsion de l’exploitation minière
communautaire à petite échelle, parce que "ce n’est pas tout, de dire un
’non’ carré, après, qu’est-ce qu’on fait ? On reste assis sur un trésor
sans pouvoir y toucher ?"

Selon le site Internet de Vendome/Camsin, ces entreprises analysent les
veines de La Diana/San Javier grâce à un programme satellite. Elles ont
déjà acquis une autre propriété limitrophe, San Miguel, avec une étendue
de deux mille hectares. Hochschild garde le secret. Et Goldcorp réalise
des explorations dans la localité de Xochipala, voisine de Carrizalillo.

Les gardiens de la montagne vont convoquer une réunion régionale de
regroupement et d’évaluation ce mois d’avril. Ils se maintiennent sur leur
position d’épuiser toutes les voies légales. Mais l’indignation bouillonne
dans la région. Un Tlapanèque grand et moustachu prévient : "Ici, ce qui
nous reste, c’est l’organisation du peuple, la résistance, et nous
bagarrer à coups de pelle et de hache jusqu’aux ultimes conséquences."

Laura Castellanos

"El Universal Domingo", 15 avril 2012.

Traduit par el Viejo.

[1] Sorte de petite poule sauvage ; qu’on imagine notre poule d’eau avec
un plumage plus clair, une longue queue et un bec de pigeon ; son nom est
une imitation de son cri (NdT).
[2] Rappelons que selon la mythologie grecque Midas, roi de Phrygie, avait
obtenu de Dionysos le don de transformer en or tout ce qu’il touchait
(NdT).

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