Comité de Solidarité avec les Indiens des Amériques

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[Oaxaca] Rencontre à San Dionisio del Mar

publiée le 10/05/2012 par CSIA-Nitassinan

"Là où il y a progrès et civilisation, évidemment les animaux se retirent."
(Federico Villaseñor, cadre de Goldcorp, entreprise minière)

Voyage dans les dédales de l’Isthme, dans la complexité quasi inextricable
des situations sociales. Un présent comme la continuité d’un passé qui se
modifie lentement, imperceptiblement. Un présent dans la continuité de ce
qui fut. Une vie qui a le goût de l’ancestral, prise dans la torpeur des
usages, des coutumes, des habitudes, qui se modifient lentement, très
lentement sous la pression des circonstances ; une vie prise dans les
normes d’une vie collective qui s’est construite dans le temps par touches
et retouches successives, qui doit continuellement chercher et trouver son
équilibre, mais dans la lenteur, dans la courbure et les méandres du
temps, qui est ennemie des changements brusques, de l’urgence. Une vie qui
a pris pied sur les bords de la lagune, qui a réussi à se développer, à
croître, à grandir dans un environnement qui lui était propice, dans un
échange presque organique avec cet environnement, avec son biotope ; qui a
connu des heurts et des malheurs, des vents contraires et hostiles, mais
qui a tenu bon. Une vie en question.

L’irruption de la modernité capitaliste dans ce recoin de l’isthme de
Tehuantepec peut bien inquiéter, préoccuper et même angoisser les
habitants de San Dionisio del Mar, elle leur reste incompréhensible.
L’arbre peut-il comprendre le bûcheron et la hache qui l’abattra ? Nous,
qui nous nous trouvons au centre de cette modernité, qui sommes du même
monde que le bûcheron, nous pouvons bien prévoir ce qui arrivera,
pressentir les conséquences désastreuses de l’implantation de plus de cent
éoliennes sur la barre de Santa Teresa, mais eux ? Comment une vie si
ancrée dans la durée, dans la profondeur du temps pourrait-elle être
détruite ?

Tout simplement par la dévastation de son espace vital et je me demande
parfois si nous sommes si différents des pêcheurs de San Dionisio. Nous
pouvons bien pressentir les désastres à venir mais nous réagissons comme
si nous avions encore du temps devant nous, comme si notre fin n’était pas
imminente. Peut-être est-elle déjà là, dans cette décomposition de la vie
sociale, du vivre ensemble, qui définit le capitalisme. Nous nous tournons
vers les peuples, vers ceux qui connaissent encore une vie collective, qui
survivent encore à la débâcle annoncée et nous cherchons à renouer avec
notre passé, à retrouver ce que nous avons perdu, à recréer des alliances.
Vainement ?

Face à une catastrophe, deux réactions possibles : le sauve-qui-peut, le
retour à l’instinct le plus primaire, le plus animal, ou l’organisation
collective, la résistance solidaire et, pour tout dire, la dignité. Le
capitalisme est une catastrophe d’origine humaine, le sauve-qui-peut,
c’est-à-dire la réaction primaire, nourrit la logique capitaliste et la
renforce : c’est l’individualisme du président municipal de San Dionisio
del Mar prenant le parti des entreprises transnationales par intérêt
personnel (corruption, promesse d’embauche) contre l’avis de l’ensemble de
la population, en fin de compte son propre parti contre celui de la
collectivité. L’entreprise de construction du parc d’éoliennes agit dans
ce sens en promettant des lanchas et une somme d’argent aux pêcheurs qui
prendraient son parti. Déjà la population se trouve profondément divisée
entre ceux qui ont opté pour le sauve-qui-peut et ceux qui tentent
d’opposer à cette attitude individualiste la sauvegarde de la collectivité
et de ce qui la fait vivre, son territoire, son espace vital.

Quatre familles élargies pratiquant la pêche dans la lagune habitent l’île
de Pueblo Viejo. Environ quatre-vingts pêcheurs de crevettes vivent sur
cette île entre la colossale église de l’époque coloniale adossée à une
colline boisée et les rives caillouteuses de la lagune. Ils sont une
agence municipale de San Dionisio del Mar et se trouvent le plus
directement menacés par le projet démentiel de construction d’un parc
d’éoliennes sur la barre qui, comme un cordon ombilical, relie l’île au
continent. Ces quatre-vingts habitants se répartissent entre quatre
familles élargies (parents, oncles, tantes, cousins) et, comme il se doit,
ces quatre familles s’opposaient deux à deux dans un jeu fort passionnant
de relations complexes de type clanique. Las, l’opposition politique entre
le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le Parti de la révolution
démocratique (PRD) avait commencé à figer cette dynamique mouvante et
heuristique dans une division sans débouché, vaine et obtuse. Face à la
menace, les pêcheurs avaient pourtant dépassé ce clivage politique pour se
retrouver unis à défendre leur collectivité en même temps que leur
environnement (cf. "Dans la gueule du requin", 6 août 2011). Cette unité
fut de courte durée. Le président de l’agence municipale a retourné sa
veste après un repas bien arrosé (dans tous les sens du terme) avec ces
"messieurs" du monde de la politique et des affaires dans la capitale, si
bien arrosé qu’il s’est retrouvé dans le fossé avec son compère de la
municipalité de San Dionisio au cours d’un retour mouvementé. Depuis lors,
il agit : son clan et le clan qui lui est naturellement allié contre les
deux autres familles élargies.

Sur le continent, si je puis dire, au centre municipal proprement dit, les
comuneros, réunis en assemblée, ont révoqué leur maire pour avoir signé à
leur insu et sans tenir compte des décisions prises en assemblée un
changement de statut du sol au profit de l’entreprise (cf. "Lettre
publique des comuneros de San Dionisio" du 21 février 2012). Maintenant
c’est le statu quo, qui profite au maire. La mairie lui est bien interdite
et les habitants montent la garde devant l’hôtel de ville depuis plus de
deux mois ; pourtant le président municipal, replié dans sa villa, reste
actif et se sert de ses attributions, qu’il semble avoir conservées, pour
distribuer les prébendes de l’État (aides pour les mères de famille,
minimum vieillesse pour les personnes âgées) et faire ainsi pression sur
les gens.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer en passant que les habitants de San
Dionisio del Mar, alors qu’ils avaient une autre possibilité, ont choisi
d’élire leurs autorités municipales parmi les représentants des partis
politiques selon le mode de scrutin dit démocratique, ce qui dénote tout
de même un certain amollissement, de mauvais augure, des usages
communautaires et de la collectivité dans son ensemble. Pour l’instant,
ils hésitent à faire le pas et à poursuivre le chemin de l’émancipation et
de l’autonomie politique en s’appuyant par exemple sur l’assemblée des
comuneros pour désigner leurs autorités responsables, à partir de
différentes commissions, de la vie communale. S’arrêter ainsi à
mi-parcours n’est pas sans danger et les menaces de la part du parti au
pouvoir se font de plus en plus précises. Le président municipal déchu a
porté plainte contre une vingtaine de personnes. Trois véhicules blancs
sans plaque d’immatriculation avec des hommes en civil fortement armés ont
pénétré dans le village pour porter au domicile des gens concernés les
convocations devant le ministère public. Un autre véhicule du même type
est passé le lendemain pour prendre la photo des leaders. Certains ont
reçu des menaces de mort.

La population de San Dionisio del Mar éprouve des difficultés à rompre une
bonne fois pour toute avec le paternalisme des partis politiques ; si le
président municipal et sa clique sont du PRI, bien des leaders de
l’opposition au projet de construction des tours sont du PRD ; la
population se trouve assise entre deux chaises, position inconfortable,
peu propice à une action concertée. Mais le Mexique et sa population ne
sont pas sans nous réserver parfois des surprises. Face à ce nouveau
colonialisme et au mépris affiché sans retenue vis-à-vis d’elle par les
petits cadres de ces entreprises transnationales, la population pourrait
bien avoir un sursaut d’orgueil et bouter hors de son territoire ces
intrus. Déjà, ce mercredi 18 avril un groupe de pêcheurs, prévenus par les
habitants d’Alvaro Obregón, s’était heurté aux employés de l’entreprise
Preneal en train de prospecter les zones de manglares aux abords de la
barre Santa Teresa. Devant l’attitude hautaine de ces employés qui
agissaient comme s’ils se trouvaient en territoire conquis, les pêcheurs
se sont vraiment mis en colère et les ont reconduits tambour battant hors
de leur terre ; certains voulaient les ficeler comme ils font des iguanes
qu’ils attrapent, sans doute pour mieux les manger.

Si, à première vue, ce sont les gens de San Dionisio del Mar qui se
trouvent à la pointe du combat, le désastre écologique annoncé concerne
pourtant toutes les populations, d’origine binniza (zapotèque) et ikoot
(huave), qui vivent autour de la lagune : Chicapa de Castro, Unión
Hidalgo, Juchitán, Santa Maria Xadani, Alvaro Obregón, San Pedro
Huilotepec (Binnizas), Huazantlan del Rio, San Mateo del Mar, Santa Maria
del Mar, San Francisco del Mar, Guamichil, San Dionisio del Mar (Ikoots).
Pour le moment, la population de San Dionisio se sent un peu seule à
défendre un bien, la lagune, commun à tous. Une mobilisation de tous ceux
qui se trouveront affectés par la construction des éoliennes pourrait
apporter, un second souffle, un souffle puissant, à une résistance jusqu’à
présent bien trop fragmentée et isolée. Se fera-t-elle ?

Oaxaca, le 3 mai 2012.
Georges Lapierre

http://www.lavoiedujaguar.net/Rencontres-a-San-Dionisio-del-Mar


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